Sophie est assise à son bureau. Elle est en train de mettre à jour ses dernières photos, pour en choisir une à placer dans le cadre qui trône entre l’écran de son ordinateur et son téléphone :
Sur celle-ci, Xavier, son mari, est à genou, serrant contre lui Camille qui tient la main de Quentin, tandis que Baptiste est dans les bras de Sophie. Toute la petite famille fait une pause, la nuit tombée, devant la multitude de panneaux illuminant Times Square : LG, Samsung, Apple, GAP, Swatch… Des vacances mémorables !
Cette photo remplacera celle de leurs précédentes vacances en Indonésie…. Une toute autre destination.
On est lundi et il est 7h57 ; ses équipes de vente ne vont pas tarder à arriver et Sophie profite avec bonheur de ces premiers instants de la journée. Elle sait qu’elle a obtenu ce poste de responsable des ventes grands comptes à la force de son travail. Gérer une équipe de 70 vendeurs n’est pas tous les jours facile, pourtant, c’est quelque chose qu’elle a voulu. Cela inclut forcément de faire un choix entre la vie de mère et celle de cadre. Consciente de ses choix, elle s’est refusé d’imposer à Xavier un rôle de père plus présent.
Cela a permis à son mari de gravir les échelons dans l’entreprise familiale, sans compter ses heures. Grâce à leurs revenus combinés, ils mènent une vie enviée par beaucoup de leurs amis. À vingt minutes de leurs bureaux, ils possèdent une très belle villa, avec jardin et piscine couverte, leur permettant de recevoir familles et amis. Tous les ans, ils découvrent en famille une nouvelle destination de vacances… sans oublier le ski dans le chalet familial où ils fêtent Noël et la Nouvelle Année !
Quelquefois, Sophie repense à la venue des enfants. Au début de leur relation, ni elle ni Xavier n’avaient pas envisagé d’avoir trois enfants. A la naissance de Camille, Sophie avait un peu mis de côté ses ambitions professionnelles. Puis, la facilité pour trouver une nounou conciliante, acceptant un gros chèque à la fin du mois, lui avait permis de passer du temps à son travail et de gagner l’estime de ses supérieurs. Le même schéma s’était reproduit avec l’arrivée de Quentin. Aujourd’hui les deux aînés sont suffisamment autonomes. Camille a maintenant 14 ans et commence à s’intéresser aux garçons ; d’ailleurs, Sophie la soupçonne de très bien s’accommoder de la surveillance toute relative qu’elle lui accorde. Quentin a, quant à lui, 12 ans et, en dehors des taquineries à sa grande sœur, il se consacre à ses deux occupations favorites : le rugby et les jeux vidéos. Pour ces deux activités, il s’est trouvé un allié de poids avec son père, qui partage les mêmes hobbies. Seul Baptiste, qui a 8 ans, nécessite davantage d’attention.
Le retour de trois semaines de vacances n’est jamais chose facile. Il y a le décalage entre le bureau, qui a continué de tourner, et le travail tel qu’on l’a laissé. Il y a toujours des surprises dans la boîte e-mail. En général, pour éponger les dossiers en souffrance, il faut à Sophie cinq journées de 10 heures. Elle a parfois l’impression qu’en son absence, l’ensemble de ses 70 collaborateurs ont perdu 40% de leur cerveau.
Elle s’était d’ailleurs créé un baromètre extrêmement fin : si le compteur des e-mails était entre 350 et 500, c’était un retour “facile” ; entre 500 et 800 e-mails, c’était une semaine compliquée qui s’annonçait ; au-delà de 800 e-mails, Sophie devait annuler tous ses rendez-vous de la semaine et mettre en stand-by ses cours de zumba, ainsi que son aquagym avec les copines !
Le compteur défile : 401, 402, 403… avant de s’arrêter définitivement à 432. Pas besoin d’activer le plan ORSEC pour ce retour de congé !
Le temps de survoler les divers sujets, pour s’assurer de ne rien rater d’important et Sophie s’active pour préparer son breafing de retour. Heureusement, les chiffres de la semaine écoulée sont bons ; cela aurait été difficile de devoir saper le moral des équipes alors qu’elle-même est encore sur son petit nuage.
8h05 : c’est le défilé dans le bureau de Sophie ; tout le monde y va de sa petite remarque sur les États-Unis, Obama, Brad Pitt... Certains se mettent même à parler anglais pour faire des “privates jokes”...
8h10 : c’est parti pour un lancement de journée positif, surfant sur les bons résultats écoulés. C’est l’occasion de féliciter les collaborateurs sur la confiance méritée qu’elle leur porte.
8h30 : la journée de travail peut enfin commencer. Sophie prend une dernière bouffée de motivation en regardant sa jolie famille sous la plaque en verre du cadre devant elle.
A ce moment, le téléphone sonne, la sortant de ses pensées aux odeurs de hot-dog des “food trucks” new-yorkais.
C’est Laetitia, une de ses assistantes, qui l’appelle en interne :
Oui, parfait ; on a beaucoup visité car, culturellement, c’est très riche.
J’imagine… le top ! ça fait rêver… Mais bon, tu me raconteras tout ça très bientôt. Là, tu as un appel, concernant un dossier que tu gères personnellement. Pourtant, l’entreprise en question ne semble pas figurer dans les grands comptes de notre service.
S’il n’est pas dans notre fichier, transfère l’appel à la personne qui gère le secteur.
Bien sûr, c’est ce que je voulais faire. Mais… en fait, on a demandé à te parler directement.
Ah bon ?... Et tu as pris le nom de cette personne ?
Oui, c’est Monsieur Jeremy LEMAIRE.
Comment ? Jeremy LEMAIRE ?
Oui, c’est bien ça. Du coup, je fais quoi ? Je te le passe, ou pas ?
Écoute, je vais voir de quoi il retourne. Mais oui, passe-le-moi… merci.
C’est tout de même une drôle de coïncidence. Sophie est sans nouvelles de Jeremy depuis près de 10 ans. Ils n’ont plus eu aucun contact, même pas par Facebook ni même par Viadeo. Peut-être qu’il s’agit d’un homonyme.
Bonjour Anne-So.
Quelle émotion d’entendre son prénom ainsi prononcé…après plus de dix ans !
Ne voulant pas paraître déstabilisée, elle tente un :
Je sais que c’est toi, Anne-Sophie. Même après 10 ans, je reconnais ta voix. Moi, c’est Jeremy.
Jeremy ?... Houlà !...effectivement, cela doit bien faire 10 ans ! Personne d’autre ne m’appelle Anne-Sophie ; du coup, je n’ai pas l’habitude de l’entendre. Qu’est-ce que tu deviens ? En quoi puis-je t’aider ?
Je voudrais parler du passé, mais je pense que ce n’est pas judicieux de te poser ces questions par téléphone. En plus comme nous n’habitons pas la même ville et que je ne pense pas que tu veuilles me revoir…
Soudain, le visage de Sophie se durcit, tout comme le ton de sa voix qui répond beaucoup moins enjoué :
Tu sais, je ne pense pas que nous ayons grand-chose à nous dire ! Je ne comprends pas ce que tu attends de moi en m'appelant au boulot ?
En fait, je voudrais te parler de ce que nous avons vécu. Et surtout, dans quelle circonstance nous nous sommes quittés.
Jeremy, je pense qu’il n’y a plus rien à dire. Oui, on a vécu des choses, partagé des émotions… mais tout ça, c’est très loin ! Tu sais probablement que j’ai une famille désormais. Tout va très bien avec Xavier…
Peut m’importe Xavier ; il n’a jamais représenté un problème dans le passé, et tu le sais. En revanche, Anne-So, je voudrais te parler de ta famille … j’ai besoin de savoir !
Non, Jeremy, tu ne peux pas faire ça ! J’ai déjà failli tout perdre… et reconstruire quelque chose avec Xavier fut suffisamment compliqué ! Il ne mérite pas que l’on remue le passé… ce passé !
Anne-So, je t’ai déjà dit que cela n’avait rien à voir avec lui. Aujourd’hui j’ai deux enfants, une femme, avec laquelle je suis heureux. Mais cependant, tu sais très bien que personne ne peut remplacer ce qu’il y avait entre nous…
Jeremy, si tu as une famille, des enfants… et une femme que tu aimes… pourquoi cet appel ?
Anne-So, j’ai besoin de savoir pour ce troisième enfant… tu sais qu’il est arrivé dans une période où...
Le sang se glace instantanément dans le corps de Sophie. Tout son être se fige durant quelques secondes.
Puis, son coeur reprend son rythme normal et son regard se pose sur la photo de SA famille à New York.
Elle ne peut lui donner qu’une seule réponse, celle que Xavier connaît :
Jeremy, tu sais très bien au fond de toi que Baptiste est l’enfant de Xavier… Je suis désolée si depuis tout ce temps tu as pu penser autre chose.
Anne-So, tu es certaine de me dire la vérité ? Tu sais, je ne voudrais pas continuer à mentir à ma famille… ni à la tienne !
Jeremy, je regrette mais je ne vais pas pouvoir continuer notre discussion. Mais j’ai répondu sincèrement à ta question.
Ok, très bien ! Cela m’a fait plaisir d’entendre ta voix, Anne-So…
Moi aussi, j’ai pris plaisir à t’entendre. Mais je crains que ce soit difficile de se reparler à l’avenir… Tu sais… Pour Xavier.
Oui, oui… pareil pour moi. Bonne continuation, Anne-So.
Bonne continuation, Jeremy »
Sophie pose le combiné téléphonique… se retourne sur sa chaise, dos à son bureau, et laisse échapper de lourdes larmes sur ses joues.
Elle réalise que Baptiste est son préféré, celui qu’elle a envie de protéger et de chérir.
Si elle fait en sorte d’avoir congé tous les mercredis après-midi, c’est pour passer du temps seule avec lui.
Il est brun, alors que sa soeur et son frère sont plutôt châtain clair. Lorsqu’elle le regarde, c’est le sourire de son père qu’elle voit et non pas celui de… Xavier.
Jeremy n’a jamais quitté ses pensées, mais elle ne peut pas tout remettre en question. Pourtant, c’est ce qu’elle a failli faire à plusieurs reprises.
C’est égoïste, elle le sait, mais personne ne doit savoir qui est le vrai père de Baptiste.
Pas même, son géniteur…c’est comme ça !...