Le monde a été détruit. Pendant des siècles, la fin du monde appartenait au domaine de la mythologie, puis de la science-fiction. Personne n'arait cru que cela pourrait vraiment arriver un jour ; personne n'aurait pu le prévoir. C'était un accident. Une nouvelle arme bio-chimique, la "Bombe Rouge", avait explosé par erreur, au milieu du XXIe siècle. Ses conséquences furent dévastatrices; tuant des millions de gens sur le coup, puis disperçant sur tout le continent européen un virus invincible ; qui tuait, puis prenait le contrôle des morts pour se propager. Un cauchemar digne d'un film de zombies !
Sur les neuf milliards d'humains présents sur Terre à ce moment, un peu plus d'1,5 milliards ont réussi à s'échapper de cet enfer grâce à l'aide d'une race d'aliens dotés de technologie bien plus avancée que la nôtre ; ils se sont installés sur une étoile mourante et ont établi la première cité-planète (un grosse, grosse ville quoi), appelée Requiem.
Cela fait un peu plus de cinquante ans que nous vivons ainsi. Sur Terre, nos rares expéditions nous indiquent qu'il ne restent qu'à peine plus de trois milliards d'humains non-infectés, et que la situation se détériore rapidement. C'est pour sauver ces gens que le gouvernement a décidé de lancer l'opération « Délivrance » dont l'objectif est de retourner sur l'Ancienne Terre et sécuriser les zones habitées. Cet apparent geste de solidarité masquait en fait de grands enjeux politiques. En effet, le gouvernement était entré en concurrence avec les diverses factions de contrebandiers et de pirates de l'espace qui accroissaient leur influence dans les clans de survivants. Les membres du politburo de Requiem redoutaient que ces bandes de rebelles puissent un jour se regrouper et menacer l’État Central. Et puis... il restait encore pas mal de ressources sur l'Ancienne Terre. Mais qui envoyer ? Une telle opération nécessiterait une armée gigantesque : il faudrait littéralement que toute une génération soit mobilisée pour accomplir une telle entreprise !
Attendez... On n'avait pas un problème avec la surpopulation sur ce minable petite caillou de Requiem ? Bah oui, les gens aujourd'hui n'ont rien de mieux à faire que de produire des enfants – résultat : un véritable raz de marée de gosses qui ont grandi en d'ignobles petits monstres puants et boutonneux. Et si ils se rendaient utiles ?
La mobilisation générale a appelé tous les jeunes hommes de 15 à 18 ans – les filles ayant la possibilité de rester puisque les baraquements se sont vite retrouvés pleins à craquer - pour le service de l'espèce humaine. Une armée de plus de dix millions d'adolescents fut ainsi levée pour fournir toute la chair à canon nécessaire à la plus grande opération militaire entreprise par Homo sapiens. Pour les encadrer, les former, assurer leur transport et la logistique, et les commander sur le terrain : plus de 6 millions de militaires professionnels. Toute une génération en uniforme, toute une génération armée jusqu'aux dents pour mener une guerre noble, juste, et salvatrice. Enfin... mouais...
J'ai intégré les Blindés. L'école ne me plaisait pas plus que ça, j'étais content et fier de jeter mon avenir par la fenêtre pour aller sauver l'Humanité. Ma mère a pleuré bien sûr – elle ne comprenait pas pourquoi son fils devait la quitter si tôt, après quinze courtes années, pour aller mourir à des millions de kilomètres de sa maison. J'étais triste de quitter mes parents, mais c'est l'excitation qui faisait battre mon cœur, pas le chagrin alors que je disais au revoir à toute ma famille. J'étais soldat désormais, soldat de la glorieuse armée de Requiem.
Ce livre est le récit de ma guerre, de mon histoire et de celle de tous ceux qui ont accepté de sacrifier leur avenir, leurs espoirs, et souvent leur vie pour que l'Humanité puisse être libre, et vivre dignement.
Ce livre ne glorifie en aucun cas la violence, la mort n'est jamais drôle, la guerre toujours une erreur.
Ce livre est le récit d'une terrible erreur.
L’hiver s’est lentement assoupi sur nous, s’étalant de tout son poids sur nos fragiles épaules avec un soigneux sadisme. Tous les jours sont gris, froids, et boueux. L’armée de Requiem avance par convois le long de routes interminables, de village en village, de ville en ville, de combat en combat. Le sentiment que je retiens le plus des deux ou trois derniers mois de cette année est celui d’une constante, quotidienne lassitude ; entrecoupée de brefs moments de rires grossiers ou de terreurs intenses. Des renforts ne cessaient d’affluer à mesure que nous avancions ; ainsi, à la fin Octobre, la 250e division blindée pût mettre en action toutes quatre de ses brigades de chars, chacune accompagnée d’une compagnie d’infanterie. Celles-ci se succédaient à la pointe de l’avancée, en appui sur les flancs, et en repos à l’arrière (c’est-à-dire à peine deux kilomètres plus loin ; toujours prêtes à être rappelées devant si besoin). Avec le personnel médical, la logistique, les mécaniciens et autre personnel non-combattant, la 250e DB comptait presque cinq cent membres – à peu près l’équivalent d’un régiment d’infanterie – lorsqu’elle a franchi la frontière avec la Lituanie. C’est à peu près là qu’on s’est pris une grande vague de froid en pleine gueule. Pendant trois jours toute l’armée de Requiem s’est figée, transie par des bourrasques de vent polaire et des tempêtes de neige qui nous ensevelissaient vivants. Heureusement, la Quatrième Brigade était en repos à ce moment-là, et on a passé les trois jours bien au chaud dans le QG de division, à boire, fumer, entretenir nos armes, et jouer au Président en petit groupes.
« Double six. Annonce Geoffroy, déposant deux cartes sur une rustique table de bois noircie par le temps et l’incendie qui avait ravagé la maison de son ancien propriétaire.
– Double sept. répond Louis, en apposant deux autres cartes sur celles de Geoffroy
– Double neuf. Renchérit Aristide
– Carré ! Termine Antoine en posant les deux neufs manquants, empêchant Jamie de jouer.
– Putain, j’allais mettre mes dix ! Soupire-t-il
– Fallait être plus rapide, James ! Je baille, me balançant sur ma chaise ; l’hiver me fatigue terriblement, « Antoine, c’est à toi !
Antoine réfléchit et pose une carte.
– Valet ? Je crache, « Mais d’où tu joues si haut d’emblée, comme ça ? Pour qui tu te prends ?
– Il a un jeu de bâtard le fils de pute ! Grommelle Venghal avec sa douceur habituelle
Antoine fait une moue : « Oh, franchement il est pas super mon jeu …
– Ah bon ? Je ricane, « Tu pourrais peut-être nous dire où sont cachés les trois As que personne ne semble avoir, alors, n’est-ce pas ?
– Moi ? Noooon … répond Antoine avec un sourire mesquin
La porte du mess s’ouvre brusquement, nous donnant à tous une gifle d’air glacial.
– Putain, sa mère la pute, là ! Lancent immédiatement les soldats présents, sans même lever les yeux de leurs cartes « Fermez la porte, putain !
– Non mais eh, c’est quoi ce langage ? Glousse Huvé, alors que lui et Barbou entrent dans la chaleur moite de la salle, « On se croirait dans une caserne !
– Bah y fait froid dehors, m’sieur !
– Nan sérieux ? Pouffe le major, enlevant sa chapka et ses moufles « C’est bizarre j’avais pas remarqué !
– C’est parce que vous avez un gros manteau m’sieur ! Blaguent les jeunes tankistes
– Oulà ! Si nos manteaux nous protégeaient des tempêtes de neige, je crois que ça se saurait ! N’est-ce pas capitaine ?
Barbou laisse un petit rire nerveux s’extirper de ses courtes dents sagement alignées le long de sa gencive : « Oui, je crois, oui !
– Bon, reprend le major, « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle ; j’commence par laquelle ?
– La mauvaise ! Répond la Brigade en chœur : si on va se faire buter, on veut le savoir tout de suite pour pouvoir insulter le plus de gens possible avant notre mort.
– La mauvaise nouvelle c’est qu’il me faut un équipage pour partir en mission de reconnaissance avec une compagnie d’infanterie.
Quelques soupirs et pas mal de jurons, mais on s’attendait franchement à pire.
– C’est quoi la bonne nouvelle ? Demande quelqu’un au final
– La bonne, c’est que la tempête devrait s’arrêter pendant la nuit ; donc on pourra lancer l’opération dès demain !
– Nique sa race, putain, j’y vais pas wesh ! Marmonne Guiche, assis avec ses gars non loin, derrière moi.
C’est au capitaine Barbou que revient de poser la question fatidique.
– Est-ce qu’il y a des volontaires ?
Tout le monde se regarde, secouant la tête l’air de dire « Wesh nan ! ». Je me tourne vers mes coéquipiers.
– Zêtes chauds les gars ?
Jamie hausse les épaules : « OK.
– Geoff ?
– Ouais, OK.
– Louis ?
– Tu peux m’appeler Venghal de temps en temps, s’il te plaît ? Soupire Louis,
– Tu veux tuer des gens ou pas, merde ?
– Bah oui, bien sûr, putain c’est quoi cette question stupide ?
– C’est bon calme toi, putain …
Je lève la main.
– Mais … ? Et moi ? s’écrie Aristide
– Désolé Aristide, tu n’es pas assez morphologiquement évolué pour que je prenne en compte ton avis.
Geoffroy et Jamie éclatent de rire. Barbou finit par remarquer ma main.
« Joshua ? Toi et ton équipage vous êtes volontaires ?
– Ouaip. Autant en profiter pour prendre l’air ; et puis ça peut pas être si méchant que ça. On va où ? »
– Venez avec nous on va vous expliquer. Répond Barbou, attrapant la poignée de la porte.
– Non monsieur faites pas ça ! s’exclame alors François, « Vous allez encore faire entrer un putain de courant d’air !
– Bah mettez vos manteaux, alors ; on doit sortir nous.
– Putain, fait chier le connard ! rouspète le sergent, se rasseyant avec ses potes.
Je termine de fermer tout ce qui pourrait laisser entrer l’air glaçant de dehors dans mes vêtements et attrape mon fusil. Puis me dirige vers le capitaine et Huvé.
– Mais … ? Et notre partie de Président ? s’indigne Aristide, alors que Geoffroy lui prélève ses cartes pour les ranger
– Ferme ta gueule et bouge ton cul ! Répond sèchement Venghal
– Il pourrait aussi bouger sa gueule et fermer son cul … suggère Jamie d’un ton pensif, enfilant son bonnet
– Il fait que ça depuis qu’il est sorti de la chatte de sa mère, ce p’tit con ! Grogne le mercenaire, en empoignant Aristide par le cou pour le traîner avec nous.
– Tout le monde est prêt ? Demande le major Huvé
– Ouais.
– Bon, bah bonne soirée messieurs ! Chantonne le major, alors que Barbou ouvre la porte du mess, laissant s’engouffrer une énorme bourrasque de vent frigorifiant. Nous quittons la salle parmi les cris et les insultes de nos camarades. Je me souviens, un jour quand j’étais chez moi, d’avoir vu une pub à la télé qui parlait du respect et de l’esprit fraternel qui régnait dans les forces armées. Je pouffe de rire.
– Qu’est-ce qu’il y a, lieutenant ? Demande Barbou
– Nan rien, je balbutie, « Je, je repensais à une vielle blague …
– OK … » soupire le capitaine.
Louis me jette un regard exprimant quelque chose du genre « Mais … mec ? Sérieux, mec ?? »
L’état-major avait décidé de jeter un œil aux documents que nous avions trouvés dans le bunker Rogue, quelques semaines auparavant, et quelque chose dans le tas avait attiré son attention. Il s’agissait d’un vieux château d’époque médiévale situé à deux heures de route au sud-ouest de notre camp ; nos généraux avaient délibérément ignoré la zone pour pouvoir s’en occuper sereinement plus tard : et « plus tard », c’était maintenant. Comme promis, la tempête de neige s’est calmée dans la nuit, et on a pu seller notre monture d’acier à six heures, alors que tout était encore baigné dans une profonde obscurité. Même si le vent s’était apaisé, il neigeait toujours lourdement, et je n’ai aperçu le petit soldat Mercier que lorsqu’il était à quelques mètres de moi. Je me tenais debout près de la baraque des officiers – je sortais de mon ultime briefing – et sirotais un délicieux thé au lait.
« Debout si tôt ? Remarquai-je, surpris
– Ouais, b’jour mon lieutenant !
Mercier était sans-doute le seul de toute la brigade à m’adresser encore la parole avec les formules réglementaires. Ça me faisait sourire intérieurement à chaque fois.
– Bonjour soldat. Répondis-je, portant ma tasse fumante à mes lèvres
– J’me d’mandais si jamais … ‘fin, si j’pouvais v’nir avec vous …
– Tu veux faire du tourisme ? On va visiter un château.
– C’est toujours mieux qu’rester ici …
Un homme de plus c’est jamais un handicap – sauf peut-être dans un couple – alors j’examine son offre quelques secondes.
– Tu es prêt à embarquer ? Je demande, « Tu as ta Thompson ?
– Ouaip. Répond le soldat, se tournant pour me montrer la mitraillette dans son dos
– Bon bah monte ; Gégé te trouvera bien de la place.
– Merci mon lieutenant ! » s’écria Mercier. Il me salua et pataugea dans l’épaisse couche de neige vers le char.
Je retourne à mon thé.
Les quarante jeunes soldats de notre compagnie d’infanterie, très engourdis et pas encore vraiment réveillés, montent tant bien que mal dans quatre camions de transport, glissant dans la neige, aveuglés par la lumière brutale des projecteurs et des phares. Tout devant, Geoffroy fait chauffer le moteur du char tandis que Jamie et Louis finissent de camoufler notre char avec des branches et toute la neige qu’ils peuvent trouver. Je monte à mon poste et vérifie que tout mon équipement fonctionne correctement. Ma radio commence à déconner depuis notre dernier passage aux premières lignes, et il n’y a rien à faire sinon le remplacer – mais bien sûr il n’y a pas de radios de rechange ici, donc, comme disait Coluche : on l’a dans le cul.
« Geoff ? Tu m’entends ? Je demande dans mon micro,
– Yep ! Répond mon conducteur, avec son entrain coutumier (cette fois c’est pas une blague ; il était l’un de ces rares types qui sont capables de se lever du bon pied de temps en temps)
– James ?
– Cinq sur cinq ! (lui il était de bonne humeur quand il avait des Pringles, et il venait de faire le plein ; donc pour lui la journée commençait bien)
– Louis ?
– …
– Ah oui, merde ; Venghal ?
– Oui.
– Ta gueule c’est juste un test.
– Je sais putain ; tu fais ça à chaque fois qu’on part, ne serait-ce que pour acheter du pain, abruti !
– On part jamais acheter du pain, Louis. Répond Jamie,
– Je sais, c’était une métaphore, PUTAIN ! Crie Venghal, qui lui visiblement ne fait pas partie de ces rares types qui sont capables de se lever du bon pied de temps en temps. Je n’irais pas jusqu’à dire que nous sommes tous d’ignobles fils de putes ; mais il faut avouer qu’on avait un certain plaisir à l’énerver un peu plus lorsqu'il était de mauvaise humeur. Je ne peux donc pas résister à la tentation d’en ajouter.
– Techniquement, c’est même pas une métaphore ; c’était plus une sorte de formulation hyperbolique, une exagération, quoi …
– VOS GUEULES !! hurle le mercenaire, alors que nous éclatons de rire « Fermez tous vos gueules, putain ! Fermez vos putain de gueules, ou je vous arrache les couilles avec un coupe-ongles !
Jamie me regarde avec des larmes de rire dans les yeux, secoue la tête et hoquette : « T’es vraiment un fils de pute … ! »
Ma radio se met soudain à grésiller ; je sursaute et active la communication.
– Oui ?
– Allô, le Commandant de char ? Aboie une voix de femme, « Je suis le capitaine Léon ; responsable de la compagnie C, est-ce que vous êtes prêts à partir ?
Vu sa maîtrise des codes de communications militaires, elle a visiblement plus l’habitude de parler au téléphone qu’à un poste de radio, mais, au moins, elle a su appuyer sur le bon bouton.
– Mon capitaine, pour votre sécurité, je pense devoir vous rappeler que votre nom de code est Delta Un et …
– Eh, c’est moi qui commande ici, OK ? Vous allez pas commencer à me donner des ordres, quand même !
Mes oreilles n’étaient pas prêtes pour une telle violence sonore ; j’arrache mon casque et laisse la vieille vociférer en me massant les tempes.
– Putain qui a eu l’idée de la laisser faire l’armée, la salope ? Je marmonne
Après une engueulade aussi longue qu’une ère géologique, j’entends enfin la jeune capitaine demander : « Bon, est-ce que vous êtes prêts à y aller ?
Je soupire : « Oui, mon capitaine …
– C’est déjà mieux ! Allez-y on vous suit !
Je soupire ; ce trajet va être long !
– Geoff, le moteur est chaud ?
– Yep bro !
– Bon bah c’est parti ! »
Le moteur rugit de toute sa féroce puissance, et les lourdes chenilles entrent en action, écrasant la neige et propulsant le monstre en avant. Derrière nous, les camions se mettent en marche l’un après l’autre, et, lentement, le convoi sort du camp de base.
Il allait faire beau aujourd’hui. Lorsque le soleil s’est enfin décidé à prendre un peu l’air frais, le ciel a été embrasé par des flammes de mille couleurs. Dans le silence frigide de la forêt enneigée, la lente ascension de notre astre lumineux était un spectacle à couper le souffle. On n’y avait pas eu droit depuis quelques semaines, à cause du temps pourri, mais ça valait la peine d’avoir attendu. Il m’aurait fallu un appareil photo pour immortaliser ce moment – non, il aurait fallu ressusciter Rembrandt ou Monet pour être fidèle à la majesté du paysage. Émerveillé par la stupéfiante beauté de la Nature, bercé par le grondement du moteur et le roulement gras des chenilles dans la neige, protégé du froid par de nombreuses et épaisses couches de vêtements et des Rogues par l’invincible blindage de mon char, je me souviens m’être demandé s’il était possible d’être plus heureux en temps de guerre.
Je suis redescendu à la fin du spectacle, lorsque le soleil atteignit une hauteur trop élevée pour que la lumière de ses rayons puisse jouer avec les particules de l’atmosphère, nous offrant simplement un ciel immensément bleu. J’ai jeté un coup d’œil dans mon périscope, mais je savais que c’était inutile ; même si des Rogues se baladaient à deux mètres derrière le mur de feuillages recouverts de neige qui bordait la route, il m’aurait été impossible de les voir d’ici. Il fallait juste accepter le risque qu’un RPG surgisse de nulle-part et fasse péter le char comme un ballon de baudruche : on n’y pouvait rien. Je détournai donc le regard de mon périscope et me mis à explorer les différentes fréquences sur ma radio ; qui sait ? j’allais peut-être tomber sur les communications des Rogues – même si cela ne nous eût été guère utile, puisqu’aux dernières nouvelles, les Rogues ne parlaient pas le Français. À l’intérieur du char, l’ambiance est calme, presque détendue ; les gars discutent paisiblement de jeux vidéos – c’est à croire qu’une grande partie de leur vie avant la guerre consistait en une succession de jours passés devant leur ordinateur : chacun son truc on va dire … Je trouve une position aussi allongée que possible et croise les bras pour somnoler un peu. J’aime bien les écouter ; même si je ne comprends pas réellement de quoi ils parlent, je sais que ça n’a pas de liens avec la guerre – enfin, pas celle-ci du moins – et c’est assez rassurant, je trouve : ça crée un lien avec chez nous. Je commence à me perdre dans mes pensées, et sans m’en rendre compte, me mets à chantonner à voix basse.
« Don’t you worry, don’t you worry child …
See heaven’s got a plan for you …
– Euh, Josh ?
C’est la voix de Geoff. Je me secoue.
– Hein ? Que quoi ?
– Je sais pas si t’es au courant mais t’as laissé ton micro allumé et tout le monde t’entend …
– Ouais, ajoute Louis, « et franchement ne t’inscris pas sur Ze Voice kids, mec …
– Non moi j’trouve qu’il chante bien ! Répond Gégé
– T’es sérieux ?? s’écrie Venghal,
– Et c’est reparti … je murmure, alors que Louis part dans une nouvelle tirade de critiques et d’insultes plus ou moins en lien avec ma voix, la musique contemporaine, la couleur de peau des rappeurs des banlieues, et des casseroles.
– Venghal ? Finit par demander Mercier,
– QUOI ??
– T’as de la mousse à raser derrière l’oreille.
– Ah ! Merci.
– D’où tu te rases ? s’enquiert Jamie, « T’es imberbe comme chais pas quoi !
– Comme le cul d’un bébé ! Complète Aristide,
Geoffroy et Jamie se mettent à glousser et Louis s’apprête à se remettre en colère.
– Techniquement, la métaphore marche … je remarque, « Tout le monde sait que les bébés naissent sans pilosité au niveau de leur fesses, et il est facile de constater que niveau pilosité sur le menton de Louis, c’est pas exactement la forêt amazonienne –
– Haha ! C’est plus le Sahara ! Pouffe Aristide
Geoffroy rigole tellement qu’il perd momentanément le contrôle du char, qui braque subitement vers la droite.
– Putain Geoffroy regarde la route au lieu de rigoler comme un gamin, espèce de sale con ! Crie Venghal, alors que Gégé contrebraque pour réajuster notre trajectoire, nous jetant à nouveau contre les parois du char.
– Il est toujours comme ça ? Me demande Mercier, qui, assis à mes pieds, se frotte la tête et la jambe, là où le blindage l’a le moins épargné.
– Nan des fois il est bourré et il essaye de draguer des meubles ; je réponds, me rasseyant sur mon siège, « Il peut être assez charmant quand il veut, et si la chaise ou la table basse est assez conforme à ses goûts …
– Il fait l’amour à des chaises ??
– Noon ! Il les drague un peu, c’est tout ; rien de malsain ! Et c’est seulement quand il est bourré, et seulement avec les meubles Ikea.
– Ikea ? Pourquoi Ikea ?
– Il a un truc avec les suédoises, cherche pas à comprendre …
– Ah.
– Les gars ? Lance Geoffroy, « J’crois qu’on arrive bientôt … ! »
Je me lève aussitôt et ouvre ma trappe. Je me hisse à moitié hors du char et laisse échapper un « Oh putain … ! » de désespoir.
Nous sommes arrivés au sommet d’un grand ravin ; c’est presque comme si un couteau gigantesque avait découpé un cercle de deux ou trois kilomètres de diamètre en plein milieu du continent et que quelqu’un avait ensuite ajouté de l’eau dans le trou. La route que nous suivions fait place à une étroite voie de terre qui serpente périlleusement jusqu’en bas du ravin, pour disparaître dans un brouillard impénétrable. Ce dernier recouvre tout le lac, nous empêchant d’en distinguer le moindre détail – à une exception près : le château.
C’est une forteresse immense. Construite entièrement de pierres noires, je comprends tout de suite pourquoi elle ne figurait pas sur le guide touristique de l’Ancienne Terre ; c’est un édifice absolument terrifiant. Les grandes tours et les sombres murailles qui s’élèvent au-dessus du brouillard sont froides comme la mort, lugubres comme des bourreaux attendant un condamné. Les regarder me donne des frissons. Les camions de transport se garent derrière nous et la capitaine descend. Elle est petite, boulotte ; ses petits yeux à demi bridés et ses courtes lèvres fermement serrées par des joues grasses sont comme un panneau sur lequel est inscrit en grandes lettres rouges : « Attention : cette femme est une énorme connasse ». A cause de notre char, la neige autour n’est qu’une visqueuse mélasse couleur boue, et c’est à ses risques et périls que la petite trentenaire s’aventure en notre direction. Au bout de trois mètres, elle glisse et tombe tête la première dans la gadoue avec un petit « plouf ! ».
« J’ai besoin d’aide ! Crie-t-elle, « LIEUTENANT !!
Je décide de concerter mes potes via la radio.
– Les gars, y a une vieille conne qui fait la brasse dans la boue juste à côté du char est-ce que j’vais l’aider ?
Geoffroy regarde Jamie. Jamie regarde Louis. Louis regarde Mercier. Puis ils se tournent tous vers moi et répondent ensemble :
– Naaaaaaan !
– On peut plus rien faire pour elle ! Soupire Jamie
– Tu peux pas compromettre la mission, Josh ! Rappelle Gégé, « Faut rester focalisé sur l’objectif !
– Et puis … ajoute Venghal, « Faut pas s’mentir : c’est une connasse !
Je ricane : « Bon, bah c’est décidé : va falloir la laisser –
– C’est pas grave, lieutenant ! Retentit la voix stridente de la capitaine, « j’ai réussi à me débrouiller ; ça va aller !
– Merde ! » Répond toute la compagnie.
D’après l’état-major, il n’y avait personne dans le coin ; donc pas besoin d’un long plan super-élaboré. On allait se glisser le long de la petite route jusqu’à la forteresse et procéder à une fouille comme pour n’importe quel autre bâtiment. Le capitaine Léon nous donna quelques consignes pour la forme et nous avons commencé la longue descente de la falaise. Gégé n’était pas un type excessivement doué dans la vie de tous les jours, mais aux manettes d’un char, sa dextérité était absolument remarquable. Il guida le convoi sur un chemin fourbe sur une pente dangereusement raide. Sans lui, on aurait fini dans l’eau plus d’une fois. Cependant, au bout d’une longue demi heure d’angoisse et de tension, nous sommes tous arrivés sains et saufs en bas de la falaise, sur une petite plage, au cœur d’un lourd brouillard. On accédait au château par une longue berge rocheuse qui dépassait avec peine le ras des vagues. Il fallait rouler au pas ; le chemin était très étroit et même en plein phares on y voyait que dalle à cause du voile opaque autour de nous. Droit devant, la sinistre silhouette de la forteresse évoquait un vieux film d’horreur, ou un cauchemar d’enfance. À part le grondement perpétuel du moteur et le grincement continu des chenilles, tout était silencieux. Jusqu’à ce qu’Aristide décide d’ouvrir sa gueule.
« Eh les gars ! s’écria-t-il soudain, « Pourquoi est-ce que le hibou est toujours content ?
– Quoi ? Crache Louis, « Mais c’est quoi cette blague pourrie ?!
– Attends j’l’ai pas encore finie ! … Parce que sa femme est chouette !
Jamie quitte son poste et glisse jusqu’à pouvoir attraper la tête d’Aristide et la fracasser contre la paroi du char. Le corps inerte du morveux retombe, laissant sur le blindage un petit creux et quelques traces de sang.
– Merci Jamie … » soupire Louis, alors que l’artilleur retourne à son siège.
Nous arrivons devant le château ; la route s’élargit soudain pour former une grande esplanade devant l’entrée. Geoffroy gare le tank face aux murailles et les camions se rangent en arc de cercle juste derrière. Les moteurs sont éteints, et un silence de plomb s’abat sur nous. Même le sifflement des vagues semble lointain. Les quarante soldats descendent des camions et se préparent à entrer dans la gueule du loup. La capitaine veut qu’on reste ici avec le char pour surveiller l’entrée ; Louis et Jamie sont déçus, mais personnellement ça ne me dérange pas trop : vu l’allure du truc, j’ai pas tellement envie de me balader dedans. En plus, je remarque que la herse est levée et les portes ouvertes, comme si on était attendu ; je croise les doigts pour nos gars, mais je suis bien content de rester ici. Une par une, les quatre escouades disparaissent derrière les portes sombres, et bientôt avec elles, la lumière de leurs lampe-torches. Nous sommes seuls.
« J’ai froid. déclarai-je au bout de plusieurs minutes.
Chacun a trouvé de quoi s’occuper. Personnellement je bidouille avec ma radio.
– Bienvenue en Russie, bouffon ! Crache Louis, qui astique son couteau de combat
– Mec comment tu fais pour avoir froid ? Demande Jamie, s’amusant avec son dragon lilliputien « T’as vu tout ce que tu portes ? T’as mis un poncho au-dessus de ton manteau, putain !
– C’est un coupe-vent, je réponds d’un ton neutre, « C’est pratique … pour couper le vent …
– Nan sérieux ?
– C’est moi ou ça sent la viande ? Demande soudain Mercier (qui, lui, ne faisait rien à par se balancer d’avant en arrière : c’était ça façon d’être content)
– Ch’est moi ! Répond Gégé, un gros morceau de saucisson à la main, « Puisqu’on fout rien ch’me chuis dit autant en profiter pour déguster un peu de saucisson!
– J’peux en avoir ? Supplie le mercenaire
Gégé lui coupe généreusement un morceau et lui tend.
– Oh putain ! s’écrie soudain Geoffroy, subitement excité, « J’ai une blague !
– Ah ouais ? Fait Jamie, intéressé « Vas-y raconte !
Geoff avale une dernière bouchée de viande et commence :
– Alors … C’est un mec, mettons … Roger, qui doit faire son service militaire ; sauf que lui, il veut pas l’faire. Alors au bout d’un moment, les gendarmes viennent chez lui pour venir le chercher ; et il a juste le temps de filer par la porte de derrière pour s’évader. Sauf que les flics, eh ben ils l’ont vu ; et ils se mettent à le courser. Ils courent, ils courent, pendant deux heures sans s’arrêter – et au bout de deux heures, Roger est mort de fatigue, et il doit s’arrêter ; sauf que les flics, maintenant, ils sont en bagnole, et ils sont pas prêts de s’arrêter : alors il cherche un endroit où se cacher. Et là, il tombe sur un couvent –
– C’est quoi un couvent ? Demande Aristide
– C’est une espèce de poncho pour couper le vent. Répond Jamie, fier de lui
Je pouffe de rire : « Mais non, couillon ! Un coupe-vent c’est le truc que je porte, un couvent c’est là où vivent les bonnes sœurs !
– Aah !
– Oui bah, c’est presque la même chose … grommelle Jamie
– Bon bref, Geoff ?
– Oui, donc je disais : il arrive à un couvent, et il frappe à la porte, tout en regardant la route pour voir si les flics arrivent. Une bonne sœur lui ouvre et il lui dit : ‘Bonjour ma sœur, les flics veulent me forcer à faire le service, mais moi j’veux pas ; est-ce que j’peux m’planquer ici ?’ et là la bonne sœur elle lui répond : ‘Bah, oui bien sûr ; nous on aime pas la guerre, évidemment qu’tu peux rester !’. Donc il rentre, mais au moment où il passe la porte, les flics arrivent. Alors la bonne sœur lui dit : ‘Vite, cache-toi sous ma robe’. Donc Roger se glisse sous la robe de la bonne sœur et il entend les flics qui demandent à la religieuse si elle l’a vu. Les flics posent plein de questions, et sous la robe, Roger il commence à avoir chaud – et elle est poilue des jambes, la bonne sœur ! Mais bon il se dit ; t’façon elle enlève jamais sa robe – à quoi ça lui sert de s’épiler ? Donc au bout d’un moment, les flics partent, et la bonne sœur ferme la porte. Roger se redresse et sa tête touche entre les jambes de la bonne femme, et là il sent quelque chose qui ne peut être qu’une paire de couilles ; alors il sort et il lui dit : ‘Ma sœur, c’est moi ou vous avez des jambes poilues et une paire de couilles ?’ et là, elle hausse les épaules et elle dit : ‘Bah, qu’est-ce que tu veux ? Moi aussi j’voulais pas faire le service !’
Nous caquetons de rire.
– J’ai pas compriiis ! Se lamente La Chose, « Pourquoi la meuf elle avait des couilles ? Elle est trans ?
– D’où il s’est réveillé lui ? Je soupire, « Jamie ?
– Nan, j’m’en charge ! Lance Venghal, avant de mettre un violent coup de talon dans le crâne d’Aristide, le remettant hors d’état de parler pour quelques minutes.
Soudain, ma radio se met à jouer de la musique dans mes écouteurs.
– Tiens ! Une station radio encore active ! »
La chanson est en russe, et le présentateur qui intervient après l’est aussi ; c’est sans-doute Radio Moscou, mais c’est déjà ça. Les vielles ballades russes et les tubes de rock post-soviétiques sont plus intéressants que les chamailleries de mon équipage. Le soldat Mercier, assis en tailleur près de moi, continue de se balancer, sa Thompson toujours prête, son regard toujours absent. Franchement, si je ne l’avais pas vu saigner, un jour où il était tombé dans des ronces, je l’aurais pris pour un robot.
La musique s’arrête subitement, au milieu d’une chanson, et fait place à une cacophonie de cris de terreur et de coups de feu. Je sens une décharge électrique me traverser le corps et tous mes instincts s’éveillent.
« Commandant de char !
– Allô ?! Crie la capitaine, sa voix à peine audible parmi le crépitement d’une mitrailleuse, « Lieutenant ?!
– Oui, j’vous entends ; qu’est-ce qu’il se passe ?
– Est-ce que la sortie est encore ouverte ?
Douche froide. Merde : j’ai complètement oublié de garder un œil sur les portes du château. Je me jette sur ma visière ; les portes sont grandes ouvertes. Ouf !
– Oui ! Oui, mon capitaine, elles sont ouvertes !
– Très bien ! Dites aux conducteurs d’allumer le moteur des camions : on s’casse !
– Qu’est-ce qu’il vous arrive, mon capitaine ? Je demande, d’une voix aussi calme que possible
– Ce château est hanté, lieutenant ! Sanglote la jeune femme, « Il est hanté !!
– Oui bon … , je marmonne caustiquement, « ça veut pas dire que vos pets font de l’écho qu’il y a nécessairement des fantômes mangeurs d’hommes qui rôdent dans les couloirs, quand même !
– Pardon ? Couine la capitaine, qui n’a (heureusement) pas compris à cause du vacarme ambiant
– Vous tirez sur quoi, au juste ?
– Quoi ??
– Sur quoi est-ce que vous tirez ??
– Je sais pas ! On bat en retraite !
Sa voix est couverte par une série de tirs ; puis plus rien.
– Allô … ? Mon capitaine … ?
– Problème ? Demande Mercier, voyant que je ne reçois pas de réponse
J’ignore sa question.
– Va dire aux conducteurs des camions de démarrer et se préparer à évacuer ; puis monte derrière et prépare la M2. Geoff ! Démarre le moteur et allume tous les phares ! Louis, charge un obus explosif, puis toi et Jamie chargez vos mitrailleuses !
– Oui, lieutenant ! Répond Geoffroy
– Ooh ! s’exclame Jamie, chatouillant le menton de son dragon « Tu entends ça ? Un combat se prépare ! »
Mercier s’exécute aussitôt. Il sort du char et arme la mitrailleuse lourde ; pendant ce temps, Gégé démarre le moteur et allume les phares, illuminant la muraille devant nous, Louis charge le canon et Jamie attache une nouvelle bande de munitions à sa Browning. Moi, je me hisse à mi-hauteur hors du char et mets en joue ma MG4. En moins d’une minute, quatre mitrailleuses et un canon sont prêts à accueillir tous les fantômes qui pourraient se pointer aux portes du château.
L’attente est terrible, mais de courte durée ; peu après le dernier message de la capitaine, des faisceaux de lumière jaune pâle apparaissent dans l’embrasure des portes, et quelques instants plus tard, nous pouvons distinguer les premiers soldats dans l’éclat puissant de nos phares. Ils courent comme des lièvres en direction des camions, une expression de terreur et de panique sur leur visage. C’est de plus en plus inquiétant ; qu’est-ce qu’ils auraient bien pu voir qui les a tant fait peur ? Le capitaine Léon finit par apparaître, et je décide de descendre dans l’espoir de recueillir un peu d’informations. Je sors de la tourelle, me place sur le châssis, puis me laisse tomber du char et intercepte la capitaine lorsqu’elle arrive à mon niveau.
« Mon capitaine ?
– Remonte dans ton char ! Crie-t-elle, affolée, « Y faut qu’on parte tout de suite !
Je la retiens par le bras.
– Mais, mon capitaine ; vous avez des pertes ?
– Euh … Non j’pense pas ; je sais pas, j’ai pas compté … !
Je n’en crois pas mes oreilles : je n’ai jamais vu un officier aussi incompétent – et mon colonel s’est flingué derrière son char quand on a rencontré des hurleuses pour la première fois ! Totalement désemparé, je ne trouve rien de mieux à dire que :
– Bah comptez-les maintenant, vos hommes !
Elle hoche la tête et se dirige vers les camions en gueulant à ses troupes de sortir pour faire l’appel. Sans-doute une ancienne prof, elle aussi …
La capitaine compte les soldats au fur et à mesure qu’ils montent dans les camions. Le premier est vite rempli ; ça fait dix. Le deuxième prends encore moins de temps – faut croire qu’ils veulent vraiment se barrer – vingt. Alors que les silhouettes casquées montent dans le troisième camion, il devient évident qu’il n’y en aura pas assez pour le quatrième. En effet, à la fin, il ne reste que cinq soldats. La capitaine est dépitée : il en manque cinq, tous de la même escouade. Elle questionne les survivants, qui affirment que deux d’entre les disparus ont été dévorés par un monstre, et que les trois autres sont sans-doute perdus, ou morts. En temps normal, tout le monde serait resté pour tenter de les secourir ; mais la moitié de ces pauvres types vont devenir fous s’ils passent un quart d’heure de plus dans cette maudite obscurité, et l’autre moitié a été épuisée par la peur et tient à peine debout. La capitaine leur dit de monter : on enverra une équipe des forces spéciales. À nouveau je décide d’intervenir.
« Mon capitaine, on peut pas faire ça ! Le temps que les forces spéciales arrivent ils auront le temps de mourir de faim !
– Mais qu’est-ce que tu veux qu’je fasse ! s’énerve la jeune femme, « J’vais juste perdre le reste de mes hommes si j’y retourne ! On rentre à la base !
– Rentrez avec vos troupes ; moi et mes gars on va essayer de trouver des survivants.
Léon ouvre la bouche pour m’engueuler, mais elle hésite. Après tout, on est volontaires ; et on est pas sous sa responsabilité, techniquement …
Elle se dirige vers le camion le plus proche et demande s’il y a des volontaires pour tenter une mission de sauvetage ; quatre mains se lèvent – elles appartiennent toutes à l’escouade mutilée. Les quatre volontaires sautent du camion et marchent vers moi, tremblants de peur, mais déterminés. J’ordonne au conducteur et au cinquième soldat de partir avec les autres mais de laisser le camion de transport ici. Ils hochent la tête, descendent, et rejoignent leurs camarades dans un autre véhicule. Puis, une par une, les trois escouades prennent le chemin du retour. Une fois la lumière des phares des camions engloutie par le brouillard, je me tourne vers mes quatre recrues.
« Bon, je déclare, « Au boulot. »
Jamie entre en premier, armé de son fusil à canon scié personnalisé ; trois canons – avec deux coups chacun – pouvant tirer ensemble ou indépendamment, avec un couteau de combat fixé au bout pour le corps-à-corps, et un laser rouge pour la déco ; ce qui est le plus impressionnant, c’est qu’il le porte à une main … Mercier, avec sa Thompson prête à transformer des monstres en passoires, se glisse derrière lui, talonné par le plus haut gradé de la bande de casse-cous qui ont accepté de nous accompagner – un petit caporal du nom de Mattéo Simono. Ils sécurisent vite l’entrée, puis le reste du groupe pénètre dans la sinistre forteresse. À la lumière de nos torches sur nos casques, nous découvrons un espace de quelques mètres carrés, plus large que long, séparant les énormes portes extérieures et deux autres, plus petites, donnant sur l’intérieur du château. Elles sont restées grandes ouvertes après la fuite des troupes du capitaine Léon, alors nos éclaireurs – Jamie, Venghal, et le caporal Simono – avancent dans ce qui semble être une cour. Personne ne dit un mot. Je lève les yeux et remarque que le plafond n’est qu’un vide noir au-dessus de ma tête ; quoique, en passant mon faisceau de lumière dessus, j’aperçois les dents massives d’une herse en fer.
« Eh ! Je chuchote, « Geoff, regarde !
Il lève la tête et pousse un « Wouah ! » d’admiration :
– Faudrait pas qu’ça nous tombe dessus, hein ? Ricane-t-il
– C’est quoi ? Demande l’un des jeunes soldats, fasciné
– T’es sérieux ? Je m’étonne, « Qu’est-ce que tu foutais pendant tes cours d’Histoire en CM1 ?
– En gros, explique Gégé, « C’est une putain de grille en fer qu’ils faisaient tomber quand ils se faisaient attaquer pour bloquer l’entrée.
– Ah ouaaais … ! Et si y avait des mecs en-dessous … ?
– Been y s’faisaient empaler !
Le gars ricane : « Ah putain ! Trop gore !
Geoffroy et moi entrons en derniers dans la cour. C’est un espace assez circulaire, complètement vide excepté pour deux Vénus en pierre blanche en plein milieu. Dès que j’y mets les pieds, je m’aperçois que quelque chose cloche : l’éclairage. La cour trempe dans une lumière pâle, froide, qui joue avec les ombres et déforme les objets. c’est une lumière nocturne, la lumière de la Lune. Il fait nuit. Je donne un coup de coude à Geoffroy, et lève l’index. Il suit mon doigt, s’attendant sans-doute à une nouvelle herse ou un truc de ce genre, mais à la place, il se retrouve à contempler un magnifique ciel étoilé.
– A ma montre il est onze heures … je chuchote
Geoffroy ouvre la bouche, ébahi.
– Putain, cette paire de loches ! Déclare quelqu’un
Je baisse la tête : les gars sont en train d’observer les deux statues. Faut les comprendre, les pauvres ; ça doit faire cinq mois qu’ils n’ont pas vu une fille.
– J’connais une meuf qu’a exactement le même visage !
– Moi j’en connais une qu’a exactement les mêmes nichons !
– Eh ! Moi aussi – c’est ta sœur !
– Nique ta mère, ‘spèce de bâtard !
Je ne savais pas qu’en plus de devoir retrouver quatre soldats Ryan, j’allais aussi devoir être baby-sitter. Je sépare les deux gamins et les avertis :
– Si vous êtes pas capables de faire cette mission sans vous branler sur tous les bouts de cailloux taillés qu’on croise, vous pouvez nous attendre avec Aristide au char, OK ?
– Ouais OK … répondent les deux soldats, l’air penauds
– C’est comme ça que vous parlez à un officier ? Je gronde
– Désolé mon lieutenant …
– Allons-y alors ; et soyez attentifs, putain !
On traverse la cour et on arrive dans un petit hall ou converge trois couloirs ; l’un, large et orné d’un épais tapis mauve, file tout droit. Deux autres couloirs, beaucoup plus étroits et plus obscurs, partent à la perpendiculaire du corridor principal. Toujours personne, toujours pas un bruit. Jamie se tourne vers Simono et lui demande :
« Et là vous avez fait quoi ?
– Tout droit pour l’instant … répond le caporal, qui commence à transpirer malgré la fraîcheur ambiante.
On se met en marche dans le long corridor. Malgré l’obscurité et le froid, je n’ai pas vraiment le sentiment de marcher dans un vieux château hanté ; c’est étrange, mais j’ai plus l’impression de déambuler dans un musée ou un manoir après l’heure de fermeture. Le tapis sur lequel nous marchons est épais et doux, le parquet luit à la lumière de nos torches, et il n’y a pas une moisissure sur des murs qui ont pourtant presque mille ans. C’est incroyable, mais on dirait que ce château est neuf. Et je ne suis pas le seul à le remarquer ; devant, Louis se rapproche de Jamie et lui murmure :
– Eh, c’est moi ou tout est encore neuf ?
– Quoi ?
– Regarde ; le tapis est tout neuf, le parquet brille tellement on dirait qu’il a été astiqué y cinq minutes ! J’pense que ce château n’est pas abandonné … !
– Peut-être que les fantômes l’entretiennent ? Suggère Mercier
Tous ceux autour pouffent de rire.
– T’imagines des vampires en femmes de ménage en train de passer l’aspirateur dans les couloirs ? Glousse Venghal,
Les rires sont soudain interrompus par un cri perçant. Tout le monde se fige et épaule son arme. On fouille les ténèbres avec nos torches, mais il n’y a rien : juste des murs noirs. Le cri retenti à nouveau. On se serre entre nous, plus ou moins épaule contre épaule, pour surveiller tous les angles. Gégé est à ma droite.
– Hurleuse ? Chuchote-t-il
– Non. Les hurleuses imitent des cris de femme ; c’était pas du tout humain ça …
– Alors qu’est-ce que c’est ?
– Crois-moi, Geoffroy, si je savais je te l’aurais déjà dit … et plusieurs fois !
– Les gars … ? chuchote le soldat à ma droite d’une voix tremblante, « Elles étaient pas dans le couloir, les deux statues, n’est-ce pas ?
Louis se retourne : « Quelles ‘deux statues’ ? … Oh …
Se sont exactement les mêmes ; sauf qu’au lieu d’être dans la cour, les deux Vénus sont à l’entrée du couloir, à une dizaine de mètres de notre groupe.
– C’est arrivé quand vous êtes passés par ici la première fois ? Je demande
– Euh … Y avait pas de statues du tout quand on est passé la première fois … avoue le caporal
– Quoi ?! Crache Louis, qui commence à flipper, « Mais pourquoi tu nous l’a pas dit, crétin ?
– Je sais pas j’pensais que j’les avais p’têt pas vues !
La dispute est interrompe par le crépitement sauvage de la M60 de Geoffroy, qui matraque les deux figures de pierre. Elles éclatent en morceaux comme de la porcelaine. Quand Gégé lâche la détente de sa mitrailleuse, il n’en reste qu’une pile de caillasse fumante. Une série de cris résonne alors, agressant nos tympans, mais ils disparaissent comme s’ils fuyaient dans les couloirs.
– Bordel de merde, qu’est-ce qu’il y avait dans ces statues, putain ? Sanglote l’un des jeunes soldats
– C’est des esprits. Affirme Jamie, « Ils animent des objets et alertent les monstres de la présence d’intrus avec des cris …
Je me tourne vers Jamie et le Mathis, le caporal :
– Donc on a intérêt à se barrer d’ici le plus vite possible. Caporal, vous avez été où après ?
Simono est pâle, mais il réussi à rester concentré.
– Euh … on … on a pris à droite à la fin du couloir. »
On se met en chemin, suivant les directions du jeune caporal, essayant d’aller le plus vite possible sans faire de bruit. J’inscris tous nos mouvements sur un petit carnet au fur et à mesure qu’on avance – il manquerait plus qu’on se perde en plus de devoir affronter des monstres et des objets possédés par des esprits – ce qui veut dire que je dois garder mon fusil en bandoulière et que Geoffroy doit rester à mes côtés pour me protéger.
Au bout d’un quart d’heure de corridors, de salles vides, et d’escaliers de bois sculpté, nous arrivons à l’endroit où la compagnie de Léon a rencontré le monstre. C’est un long et large couloir, comme celui après la cour, sauf que lui est beaucoup plus haut, et surtout, celui-ci est orné d’énormes fenêtres bordées de grands rideaux pourpres d’un côté, et de plusieurs portes de l’autre. Alors que nous n’avons pas tous encore mis les pieds dans la spacieuse galerie, Simono se fige. Immédiatement, tout le monde s’arrête aussi et se prépare à ouvrir le feu.
« Qu’est-ce qu’il y a ? murmure Jamie, qui est juste à côté de lui « J’vois rien !
– Justement … répond le caporal, qui commence à paniquer « Y a plus rien … !
– Je suis le seul à penser que c’est une bonne chose qu’il n’y a rien qui veut nous tuer dans ce putain d’couloir ? Demande Louis,
– Tu comprends pas ! s’écrie Mathis, faisant de son mieux pour garder son sang-froid, « On a tiré comme des malades quand on a vu le monstre ! Y avait des trous de balles partout, dans tous les murs !
– Pfff ! Glousse Venghal, « ‘Trous de balles partout’ … pardon, pardon j’ai pas pu m’en empêcher …
– Tu es sûr que c’est le bon couloir ? Demande Geoffroy
– Oui, j’ai bien raison, n’est-ce pas les gars ? Confirme le caporal, se tournant vers ses potes, qui hochent la tête. Ils ne font plus de blagues depuis qu’on a entendu les cris tout à l’heure.
– OK là par contre c’est grave chelou … remarque Mercier avec inquiétude
– On fait quoi, Josh ? Me chuchote Geoffroy
Je range le carnet et reprends mon fusil ; puis je me faufile jusqu’à l’avant de notre petit groupe et ordonne à Jamie, Louis et Mercier de venir avec moi pour fouiller les pièces adjacentes au corridor et à Gégé de rester avec et protéger les survivants. Tout le monde répond « OK » ou un truc du même style, et ma nouvelle équipe d’assaut avance vers la première porte. Jamie et Venghal se positionnent devant la porte, pendant que je m’agenouille contre le mur et attrape la poignée. D’un regard, je leur demande s’ils sont prêts ; ils hochent la tête ; j’ouvre la porte d’un coup sec. Jamie bondit dans la pièce, suivi par notre mercenaire, le doigt sur la gâchette. C’est une petite salle de la taille d’un bureau ordinaire, mais complètement vide.
« C’est tout noir … annonce Jamie, passant sa lampe-torche dans les coins de la pièce, « Mais y a rien.
– OK, je réponds en me relevant, « Suivante alors !
Le cri retentit une nouvelle fois : un crissement aigu et glaçant.
– Putain, encore ! Crache Louis, qui, pour rester discret, est obligé de ne se servir que d’un Glock 30 équipé d’un silencieux.
– Il venait d’où ? s’enquiert Mercier
– De là … affirme Jamie, montrant du doigt le bout du couloir
– On fait quoi ? »
Personne ne répond ; on a tous entendu le bruit de pas qui se rapprochent de plus en plus. Ça pourrait être un de nos disparus, mais on ne peut pas être sûr. Nos torches sont toutes braquées sur le mur au fond de la galerie. Un autre couloir, moins large, arrive à la perpendiculaire par la gauche, et à droite, un court passage donne accès à une tour.